• Camille d'Ockham@jlai.lu
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    23 hours ago

    Techno-féodalisme n’est pas forcément synonyme de stabilité à long terme c’est sûr, le terme reste spéculatif. Toujours est-il qu’on peut discuter de cette tendance. De plus, que se passe-t-il quand état et entreprise fusionnent ou sont très proches ? On a plein de cas comme ça après tout, avec les fonds souverains, les lobbyings pour ajuster les règles aux grosse entreprises (ex Macron qui admirait Uber et les recevait quand il était ministre), les entreprises françaises crées par la caisse des dépôts et BPI france, et sinon l’exemple de Musk est le plus visible en ce moment. Et l’état, prosaïquement, c’est une alliance d’organisations qui établit des monopoles sur son territoire, dont tu pourras admettre la relative stabilité à l’échelle d’une vie.

    Pour le reste, c’est assez frappant que tu mentionnes le mythe du bon sauvage, car je ne l’ai pas mentionné, ni n’y crois ; ça a l’air de te travailler. Dans les deux cas, pour ton récit historique et sur le confort moderne, je remarque qu’il reste assez eurocentré, car si on change la focale sur le monde entier, on se rend compte que les conclusions que tu en tires ne sont plus valides. Des sociétés moins inégalitaires que la nôtre, ça a existé, et la rencontre des colons allant vers les amériques avec certaines sociétés amerindiennes a été un choc. Voir par exemple ce que disait un chef Mi’kmaq au 17ème siècle, face au missionaire Le Clerq :

    Je m’étonne fort, que les François aient si peu d’esprit, qu’ils en font paroître dans ce que tu viens de dire de leur part, pour nous persuader de changer nos perches, nos écorces, & nos cabannes, en des maisons de pierre & de bois, qui sont hautes & élevées, à ce qu’ils disent, comme ces arbres ! hé quoy donc, continua-t-il, pour des hommes de cinq à six pieds de hauteur, faut-il des maisons, qui en aient soixante ou quatre-vingts ; car enfin tu le sçai bien toy Patriarche, ne trouvons nous pas dans les nôtres toutes les commoditez, & les avantages que vous avez chez vous, comme de coucher, de boire, de dormir, de manger & de nous divertir avec nos amis, quand nous voulons ?

    Ce n’est pas tout, dit-il, s’adressant à l’un de nos Capitaines ; mon frere, as-tu autant d’adresse & d’esprit que les Sauvages, qui portent avec-eux leurs maisons & leurs cabannes, pour se loger par tout où bon leur semble, independamment de quelque Seigneur que ce soit ? tu n’est pas aussi brave, ni aussi vaillant que nous ; puisque quand tu voyages, tu ne peus porter sur tes épaules tes bâtimens ni tes édifices ; ainsi, il faut que tu fasses autant de logis, que tu changes de demeure, ou bien que tu loges dans une maison empruntée, & qui ne t’appartient pas ; pour nous, nous nous trouvons à couvert de tous ces inconveniens, & nous pouvons toujours dire plus veritablement que toy, que nous sommes par tout chez nous, parceque, nous nous faisons facilement des Cabannes par tout où nous allons, sans demander permission à personnes ; tu nous reproche assez mal à propos, que nôtre païs est un petit enfer, par raport à la France, que tu compares au Paradis Terrestre, d’autant qu’elle te fournit, dis-tu, toutes sortes de provisions en abondance ; tu nous dis encore que nous sommes les plus miserables, & les plus malheureux de tous les hommes, vivans sans religion, sans civilité, sans honneur, sans societé, & en un mot sans aucunes regles, comme des bêtes dans nos bois & dans nos forêts, privez du pain, du vin & de mille autres douceurs, que tu possedes avec excez en Europe.

    Hé bien, mon frere, si tu ne sçais pas encore les veritables sentimens, que nos Sauvages ont de ton païs, & de toute ta nation, il est juste que je te l’aprenne aujourd’huy : je te prie donc de croire que tous miserables que nous paroissions à tes yeux, nous nous estimons cependant beaucoup plus heureux que toi, en ce que nous sommes tres-contens du peu que nous avons, & crois encore une fois de grace, que tu te trompes fort, si tu prétens nous persuader que ton païs soit meilleur que le nostre ; car si la France, comme tu dis, est un petit Paradis Terrestre, as-tu de l’esprit de la quitter, & pourquoy abandonner femmes, enfans, parens & amis ?

    pourquoy risquer ta vie & tes biens tous les ans, & te hazarder temerairement en quelque saison que ce soit aux orages, & aux tempêtes de la mer, pour venir dans un païs étranger & barbare, que tu estimes le plus pauvre & le plus malheureux du monde : au reste comme nous sommes entierement convaincus du contraire, nous ne nous mettons guere en peine d’aller en France, parce que nous aprehendons avec justice, d’y trouver bien peu de satisfaction, voïant par experience que ceux qui en sont originaires en sortent tous les ans, pour s’enrichir dans nos côtes ; nous croïons de plus que vous estes encore incomparablement plus pauvres que nous, & que vous n’estes que de simples compagnons, des valets, des serviteurs & des esclaves, tous maîtres, & tous grands Capitaines que vous paroissiez ; puisque vous faites trophée de nos vieilles guenilles, & de nos méchans habits de castor, qui ne nous peuvent plus servir, & que vous trouvez chez nous par la pesche de Moruë que vous faites en ces quartiers, de quoy soulager vôtre misere, & la pauvreté, qui vous accable : quant à nous, nous trouvons toutes nos richesses & toutes nos commoditez chez nous-mêmes, sans peines, & sans exposer nos vies aux dangers où vous vous trouvez tous les jours, par de longues navigations ; & nous admirons en vous portant compassion dans la douceur de nôtre repos, les inquietudes & les soins que vous vous donnez nuit & jour, afin de charger vôtre navire : nous voïons même que tous vos gens ne vivent ordinairement, que de la Morüe que vous pêchez chez nous ; ce n’est continuellement que Morue, Morüe au matin, Morue à midi, Morue au soir, & toujours Morue, jusques là même, que si vous souhaitez quelques bons morceaux ; c’est à nos dépens, & vous êtes obligez d’avoir recours aux Sauvages, que vous méprisez tant, pour les prier d’aller à la chasse, afin de vous regaler.

    Or maintenant dis-moi donc un peu, si tu as de l’esprit lequel des deux est le plus sage & le plus heureux ; ou celui qui travaille sans cesse, & qui n’amasse, qu’avec beaucoup de peines, de quoi vivre ; ou celuy qui se repose agreablement, & qui trouve ce qui luy est necessaire dans le plaisir de la chasse & de la pêche. Il est vray, reprit il, que nous n’avons pas toujours eu l’usage du pain & du vin, que produit vôtre France : mais enfin avant l’arrivée des François en ces quartiers, les Gaspesiens ne vivoient-ils pas plus long-tems qu’à present ? & si nous n’avons plus parmi nous de ces viellards de cent trente à quarante ans, ce n’est que parce que nous prenons insensiblement vôtre maniere de vivre, l’experience nous faisant assez connoître que ceux-là d’entre nous vivent d’avantage, qui méprisans vôtre pain, vôtre vin, & vôtre eau de vie, se contentent de leur nourriture naturelle de castor, d’orignaux, de gibier & de poissons, selon l’usage de nos ancêtres & de toute la nation Gaspesienne. Aprens donc, mon frere, une fois pour toutes puisqu’il faut que je t’ouvre mon cœur, qu’il n’y a pas de Sauvage, qui ne s’estime infiniment plus heureux, & plus puissant que les François.

    Il finit son discours par ces dernieres paroles, disant qu’un Sauvage trouvoit sa vie partout ; qu’il se pouvoit dire le Seigneur & le Souverain de son païs, parce qu’il y residoit autant qu’il lui plaisoit avec toute sorte de droits, de pêche & de chasse, sans aucune inquietude, plus content mille fois dans les bois & dans sa cabanne, que s’il êtoit dans les Palais, & à la table des plus grands Princes de la Terre.

    Leclercq, Chrestien. « Chapitre V. Des Cabannes & logemens des Gaspesiens ». Nouvelle relation de la Gaspésie, édité par Réal Ouellet, Presses de l’Université de Montréal, 1999, https://doi.org/10.4000/books.pum.1234.

    Bien évidemment, pour peu que ce soit une retranscription assez fidèle, cela reste de la rhétorique. Le Clerq rapporte, comme d’autres ethnologues dans d’autres sociétés, des violences, des maladies, la faim, etc. Cependant, il ne faut pas croire que le monde était dans le passé uniforme, et que nos systèmes sociaux actuels sont une fatalité.